Accueil A la une Giouha, Gouhâ ou Giufà: un personnage de pont entre les différentes cultures de la Méditerranée

Giouha, Gouhâ ou Giufà: un personnage de pont entre les différentes cultures de la Méditerranée

La Méditerranée, comme l’a affirmé Fernand Braudel, est «Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais plusieurs civilisations».

De tout petit, je me souviens que ma grand-mère maternelle, Vitina Caruso, l’aînée de huit enfants, nés ou venus tous s’installer en Tunisie, pour me forcer à manger, me racontait les histoires tragi-comiques de Giufà, ce personnage fourbe et parfois bête qu’on retrouve dans la tradition sicilienne, arabe et turque.

Giufà, le Sicilien, c’est à la fois l’idiot et le sage, deux facettes où ce héros populaire puise ses pirouettes pour berner les plus humbles comme les plus grands.

Je fixais ma grand-mère dans ses grands yeux couleur charbon, et comme par magie, j’avalais tout ce qu’elle me passait à travers la cuillère.

Dans les pays arabes, le caractère de Giouha a une origine très ancienne (IXe siècle) et il est toujours sur la bouche de tout le monde. Ses histoires sont racontées dans les milieux populaires et intellectuels.

Ses anecdotes sont considérées comme très drôles, mais aussi une ressource inépuisable de sagesse et de connaissance des personnages humains. Cependant, il y a un paradoxe car on peut trouver quelques histoires dans lesquelles le trait dominant est la stupidité.

Giouha est généralement peint comme un homme pas trop jeune, avec de grandes moustaches, un grand nez et une robe pleine de patchs jusqu’aux pieds qui correspondent aux caractéristiques d’un homme pas trop intelligent…

Son nom vient d’un verbe arabe signifiant «dévier de la bonne voie», compris dans le sens de ne jamais avoir un comportement uniforme et cohérent. Quant au paradoxe, en effet, Giouha est décrit comme un homme avec une double personnalité : il est rusé et insensé ; pauvre et riche; malchanceux et embrassé par la bonne fortune ; citoyen et compatriote et ainsi de suite.

Le grand écrivain italien «Leonardo Sciascia» disait qu’il s’agit de l’art de n’en avoir aucun.

On ne sait rien de son origine non plus. De nombreux pays sont en compétition pour son lieu de naissance et la tradition populaire a fait de sorte que ces histoires se propagent dans une très grande région qui comprend différents peuples et cultures. Voyageant d’un pays à l’autre, ce personnage s’est transformé, on peut le retrouver ailleurs avec des noms similaires ou même complètement différents: Giouha dans le Maghreb, Abou Nuwas en Syrie et en Irak, Nasredin Hogia ou Hoca en Turquie, Giufà en Sicile, Giocà en Toscane, Giuca’ dans les communautés albanaises, Giocha’ chez les Juifs…

Les histoires de Giouha ne sont pas de vrais contes de fées, mais des anecdotes à travers lesquelles vous pouvez généralement saisir une certaine morale, ou avoir une fin avec une drôle de surprise : grâce à sa ruse, Giouha résout les situations les plus variées.

Les histoires ont été transmises de génération en génération oralement ; ce n’est que ces dernières années que certains auteurs de littérature pour enfants ont commencé à les publier. Le récit oral et la coutume de transmettre des histoires sans les écrire sont encore très répandus dans les pays arabes, la figure du narrateur est considérée comme importante et elle a souvent joué un rôle presque sacré.

A côté des anecdotes drôles, assez semblables aux blagues, il y a des contes qui ont une signification plus didactique, c’est-à-dire, à travers l’épisode narré, ils essaient d’enseigner quelque chose. Les comportements et les vices les plus fréquents représentés dans les histoires sont la cupidité, raconter des mensonges, le parjure, le manque d’hospitalité, la trahison, l’infidélité envers les amis, la flatterie stupide envers les puissants.

Toutes les histoires de Giouha se déroulent dans des environnements caractéristiques : le souk, le hammam, le restaurant, la mosquée, le palais de justice, le palais du prince ou du sultan. Ce sont des lieux et des scènes de la vie quotidienne dans lesquels on vend ou on achète quelque chose ; on échange des marchandises ; on invite à déjeuner et ainsi de suite.

Autour de Giouha, tourbillonnent diverses figures qui animent ses histoires : voisins, amis des amis et ses amis les plus proches.

Les premiers sont assez avares, ingrats et radins ; ces derniers revendiquent des faveurs au nom des cadeaux ou des services reçus dans le passé.

Certains exhortent Giouha à dénoncer les méfaits, d’autres, le reconnaissent pour sa sagesse tout en le soumettant à de terribles blagues.

Giouha a aussi une femme qu’on connaît très peu, on sait qu’elle tisse de beaux tissus, bavarde derrière le dos de son mari et participe à sa manière dans l’univers de la sagesse et de la dérision de Jouha.

Dans tout ce beau monde, il y a aussi des animaux et l’animal le plus présent dans ces histoires est l’âne : squelettique et inséparable, à acheter ou à échanger, qui brait au mauvais moment ou qu’il s’échappe quand il ne le faut pas…

En conclusion, on peut dire que Giouha a en soi tant de facettes différentes de la vie et des personnages humains qu’il devient presque un prétexte pour réfléchir sur notre façon de faire et de se rapporter aux autres, une façon de parler de l’homme, de ses mérites et de ses défauts, de sa façon de vivre dans la société.

Giouha est la personnalisation ironique du regard de la réalité et, pour cette raison, peut devenir un personnage de pont entre les cultures, un élément universel qui unit tous les hommes et les rend plus semblables en étant humain.

 

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